CHAPITRE DOUZE
Au quatrième jour, Elliott comprit que Julie ne prendrait plus ses repas dans la salle à manger, mais dans sa cabine, et que Ramsey lui tiendrait certainement compagnie.
Henry avait également disparu. Ivre, hébété, il restait enfermé dans sa cabine et n’en sortait que pour aller jouer aux cartes avec les hommes d’équipage. Le bruit courait qu’il gagnait beaucoup. Mais toutes sortes de bruits couraient toujours sur Henry. Tôt ou tard, il perdrait, car c’était là sa destinée.
Elliott se rendait également compte que Julie faisait de son mieux pour se montrer aimable avec Alex. Par tous les temps, ils passaient l’après-midi sur le pont. Après le dîner, il leur arrivait de danser ensemble. Ramsey n’était jamais loin, et il les observait avec sérénité, bien qu’il fût visiblement toujours prêt à remplacer Alex dans les bras de Julie.
Lors des brèves excursions à terre qu’Elliott ne pouvait physiquement se permettre, Julie, Samir, Ramsey et Alex s’étaient toujours déplacés en groupe. Alex en revenait toujours légèrement indisposé : il n’aimait pas beaucoup les étrangers. Julie et Samir étaient enchantés. Quant à Ramsey, il s’enthousiasmait de tout ce qu’il découvrait et était aux anges lorsqu’il trouvait un cinéma ou une librairie anglaise.
Elliott appréciait l’attitude de Julie à l’égard de son fils. De toute évidence, ce paquebot n’était pas l’endroit idéal pour apprendre la vérité, et Julie l’avait bien compris. Il se pouvait toutefois qu’Alex eût déjà compris qu’il avait perdu la première grande bataille de sa vie. La vérité était qu’Alex était un garçon trop gentil et trop agréable pour révéler ses sentiments. Pour Elliott, il était probable qu’Alex ne se connût pas lui-même.
Pour Elliott, le principal intérêt de cette traversée consistait à connaître Ramsey, à l’observer, à saisir des détails qui échappaient à ses compagnons. Heureusement pour lui, c’était un être étonnamment social.
Pour l’heure, Ramsey, Elliott, Samir et Alex jouaient au billard, ce qui permit à Ramsey d’aborder tous les sujets et de poser toutes sortes de questions.
La science moderne, en particulier, l’intéressait, et Elliott se prit à disserter pendant des heures sur les théories cellulaires, le système circulatoire, les germes et autres agents infectieux. Ramsey trouvait fascinant le concept d’inoculation.
Presque tous les soirs, Ramsey se rendait à la bibliothèque pour étudier Darwin et Malthus, ainsi que des ouvrages de vulgarisation traitant de l’électricité, du télégraphe, de l’automobile et de l’astronomie.
L’art moderne le passionnait. Il était sincèrement intrigué par les pointillistes et les impressionnistes. Les romanciers russes – Tolstoï et Dostoïevski venaient d’être traduits en anglais – le bouleversaient. Sa vitesse de lecture et de compréhension avait quelque chose de magique.
Le sixième jour, Ramsey se procura une machine à écrire. Avec la permission du capitaine, il l’emprunta au secrétariat du bord. Il s’empressa de taper une liste de ce qu’il voulait faire. Elliott put y jeter un coup d’œil. Il avait écrit, entre autres choses : « Visiter le Prado à Madrid ; voler en aéroplane dès que possible. »
Elliott finit par se rendre compte d’une chose : Ramsey ne dormait jamais. Il n’en avait pas besoin. À toute heure de la nuit, Elliott le trouvait en train de faire quelque chose. S’il n’était pas au cinéma, à la bibliothèque ou dans sa cabine, il était en compagnie des officiers dans la passerelle de commandement. Il ne fallut que deux jours à Ramsey pour les connaître tous par leurs noms. Il en allait pratiquement de même pour tous les hommes d’équipage. Son pouvoir de séduction était indéniable.
Un matin, Elliott entra dans la salle de bal pour découvrir une poignée de musiciens en train de jouer pour Ramsey. Ce dernier dansait, seul, sur un rythme lent et primitif, semblable à ceux qu’affectionnent les hommes dans les tavernes grecques. La silhouette de ce danseur solitaire en chemise à manches longues, ouverte sur la poitrine, avait quelque chose de déchirant. Elliott ne pouvait assister en catimini à un spectacle aussi poignant. Il s’éloigna sur le pont et s’enferma dans sa propre solitude.
Elliott trouvait remarquable qu’Alex, son propre fils, ne vît en Ramsey que quelqu’un d’« amusant » et d’original, mais en aucun cas fascinant. Qui d’ailleurs Alex trouvait-il fascinant ? Il entretenait d’excellentes relations avec des dizaines de passagers. Il passait du bon temps, semblait-il, ainsi qu’il l’avait toujours fait, en toute circonstance.
Samir était, pour sa part, de nature taciturne, et il n’intervenait jamais, même quand le ton de la conversation montait entre Elliott et Ramsey. Son attitude à l’égard de Ramsey confinait cependant à la dévotion religieuse. Il était devenu le serviteur dévoué de cet homme, c’était clair à présent.
Julie et Samir étaient mal à l’aise quand Ramsey poussait des cris du cœur tels que : « Julie, nous devons nous hâter de nous débarrasser du passé. Il y a tant de choses à découvrir. Les rayons X, Julie, sais-tu ce que c’est ? Et nous devons aller au pôle Nord en aéroplane ! »
Ces remarques amusaient la galerie. Les autres passagers étaient charmés et séduits par Ramsey, mais ils ne voyaient pas en lui un personnage à l’intelligence exceptionnelle, plutôt un individu légèrement retardé. Sophistiqués à l’extrême et ne devinant jamais la raison de ses étranges exclamations, ils le traitaient avec tendresse et indulgence.
Ce n’était pas le cas d’Elliott, qui le questionnait sans relâche. « Les batailles de l’ancien temps, à quoi ressemblaient-elles vraiment ? Nous connaissons les bas-reliefs du temple de Ramsès III…
— Un homme très brillant, un digne homonyme…
— Qu’avez-vous dit ?
— C’était un digne homonyme de Ramsès II, c’est tout. Poursuivez, je vous en prie.
— Est-ce qu’un pharaon se battait effectivement ?
— Mais bien entendu ! Monté sur son char de combat à la tête de ses troupes, il était un symbole en action. Au cours d’une bataille, le pharaon pouvait briser deux cents crânes de sa propre masse ; il pouvait parcourir le terrain et achever blessés et mourants. Quand il se retirait sous sa tente, ses bras ruisselaient de sang jusqu’à hauteur du coude. Mais n’oubliez pas que tout cela, on l’attendait de lui. Si le pharaon tombait… eh bien, on mettait un terme à la bataille. »
Silence.
Ramsey reprit : « Vous ne voulez pas entendre parler de cela, n’est-ce pas ? Et pourtant la guerre moderne est terrible. Ce récent conflit en Afrique… les hommes étaient soufflés par le canon. Et la guerre de Sécession aux États-Unis, quelle horreur ! Les choses changent, c’est vrai, mais elles ne changent pas vraiment.
— C’est exact. Vous-même, vous pourriez faire cela, fracasser des dizaines de crânes ? »
Ramsey sourit. « Vous êtes brave, n’est-ce pas ? Lord Elliott, comte de Rutherford. Oui, je pourrais faire cela, et vous-même le pourriez si vous étiez pharaon. Oui, vous feriez cela. »
Le navire fendait la mer grise. Le littoral de l’Afrique se profilait dans le lointain. La croisière touchait à sa fin.
La soirée avait été parfaite. Alex s’était retiré assez tôt, et Julie était restée danser avec Ramsès pendant plusieurs heures. Elle avait aussi bu un peu trop de vin.
Ils se tenaient dans la coursive, à l’entrée de sa cabine, et elle se sentait une fois de plus déchirée, partagée entre le désir de céder et la volonté de résister.
Elle fut totalement désemparée quand Ramsès la fit tournoyer, la pressa contre lui et l’embrassa plus sauvagement que d’habitude. Elle se dégagea, les larmes aux yeux, la main levée comme pour le frapper.
« Pourquoi essaies-tu de me forcer ? » dit-elle.
Le regard de Ramsès avait quelque chose d’effrayant.
« J’ai faim, dit-il d’un ton qui n’avait plus rien de courtois. Faim de toi, de tout. De nourriture et de boisson, de soleil et de vie. Mais surtout de toi. Et cela me fait souffrir. J’en ai assez.
— Mon Dieu…» dit-elle à voix basse. Elle se couvrit le visage de ses mains. Pourquoi lui résistait-elle ? Elle n’en savait rien.
« C’est l’effet que ça me fait, cette potion dans mes veines, dit-il. Je n’ai besoin de rien, mais rien ne me rassasie. Seul l’amour, peut-être. C’est pourquoi j’attends. » Il parla plus doucement. « J’attends que tu m’aimes, si c’est là ce qui est nécessaire. »
Elle ne put s’empêcher de rire.
« Ah, malgré toute ta grande sagesse, tu prends le problème à l’envers. Ce qu’il faut, c’est que toi tu m’aimes. »
Il blêmit. Puis il hocha la tête. Il semblait ne pas trouver ses mots. Il eût été impossible à Julie de dire ce qu’il pensait en cet instant.
Elle ouvrit la porte et entra dans sa cabine avant de se laisser tomber sur la couchette. Elle se cacha la tête dans les mains. Comme cette scène était infantile ! Sincère, pourtant, vraiment sincère. Elle se mit à pleurer doucement en espérant que Rita ne l’entendrait pas.
Vingt-quatre heures, lui avait dit l’homme de barre, et nous accosterons à Alexandrie.
Il était appuyé au bastingage, le regard perdu dans le brouillard qui recouvrait la mer.
Il était quatre heures. Le comte de Rutherford était invisible. Samir dormait depuis déjà longtemps quand il passa à la cabine. Il avait le pont pour lui tout seul.
Il aimait cela. Il aimait le grondement sourd des moteurs, à l’intérieur de la coque d’acier. Il aimait la puissance pure de ce vaisseau.
Il tira un cigare, l’un de ceux que lui avait donnés le comte de Rutherford, et l’alluma soigneusement en protégeant la flamme de sa main. Il ferma les yeux et savoura le vent, puis il s’autorisa à repenser à Julie Stratford, maintenant qu’elle était en sécurité dans sa cabine.
Mais le visage de Julie Stratford devint flou. Ce fut Cléopâtre qu’il vit. Vingt-quatre heures, et nous accosterons à Alexandrie.
Il revit la salle de conférence du palais, la longue table de marbre et la jeune reine – jeune comme l’était aujourd’hui Julie Stratford – en conversation avec ses ambassadeurs et ses conseillers.
Il l’observait depuis l’antichambre. Il avait été longtemps absent. Il était allé au nord et à l’est, dans des royaumes inconnus de lui au cours des siècles précédents. La nuit d’avant, il était revenu et il s’était directement rendu dans sa chambre.
Toute la nuit ils avaient fait l’amour ; les fenêtres étaient ouvertes sur la mer ; elle avait aussi faim de lui que lui d’elle ; car bien qu’il eût eu une centaine de femmes au cours des mois précédents, il n’aimait que Cléopâtre.
L’audience touchait à sa fin. Il la regarda congédier ses courtisans. Elle quitta son trône et s’avança vers lui – cette grande femme aux formes magnifiques, au cou long et gracile, aux longs cheveux coiffés à la romaine.
Il y avait sur son visage un air de défi qu’accentuait son port de menton altier.
C’est seulement lorsqu’elle eut tiré les rideaux qu’elle lui sourit et posa sur lui ses yeux sombres.
Il y avait eu une époque de sa vie où seuls les êtres aux yeux sombres étaient connus de lui ; lui seul avait les yeux bleus, car il avait bu l’élixir. Il s’était alors rendu dans des contrées lointaines, des pays dont les Égyptiens ignoraient tout ; et là il avait rencontré des mortels aux yeux pâles, mais, curieusement, les yeux bruns étaient toujours les seuls dans lesquels il pouvait lire instantanément.
Les yeux de Julie Stratford étaient grands et brun foncé, pleins de douceur et de compréhension, comme ceux de Cléopâtre.
« Quelles sont mes leçons pour cet après-midi ? » lui avait-elle demandé en grec, la seule langue qu’ils utilisaient quand ils s’adressaient l’un à l’autre. Son regard trahissait l’intimité qu’ils partageaient.
« C’est très simple, dit-il. Déguise-toi et viens avec moi te promener parmi ton peuple. Tu verras ce qu’aucune reine n’a jamais vu. Voilà ce que je te demande. »
Alexandrie. Qu’en resterait-il demain ? C’était une cité grecque aux rues pavées et aux maisons blanchies à la chaux. Des marchands y commerçaient avec le monde entier, qu’ils fussent tisserands ou joailliers, souffleurs de verre ou fabricants de papyrus. Des milliers d’échoppes et d’ateliers se dressaient non loin du port.
Ils avaient parcouru le bazar, vêtus de ces capes informes que l’on porte habituellement lorsque l’on ne veut pas être reconnu. Deux voyageurs du temps. Et il lui avait parlé de tant de choses – de ses voyages en Gaule, de ce long périple qui l’avait mené aux Indes. Il avait chevauché des éléphants et vu des tigres féroces de ses yeux. Il était revenu par Athènes afin d’entendre les philosophes.
Et qu’avait-il appris ? Que Jules César, le général romain, s’apprêtait à conquérir le monde et qu’il prendrait l’Égypte si Cléopâtre ne l’arrêtait pas ?
Quelles avaient été les pensées de la jeune reine ce jour-là ? L’avait-elle laissé parler sans saisir le conseil désespéré qu’il voulait lui donner ? Qu’avait-elle vu des hommes du peuple qui l’entouraient ? Des femmes et des enfants qui travaillaient aux lavoirs et dans les filatures ? Des marins de toute nation en quête de bordel ?
Ils s’étaient rendus à la grande université pour y écouter les maîtres qui enseignaient sous les portiques.
Ils s’étaient finalement arrêtés sur une place. Cléopâtre avait bu à l’écuelle d’un puits.
« Elle a le même goût », avait-elle dit avec un sourire.
Il se souvenait de tout : le bruit de l’écuelle qui plonge dans l’eau, l’écho entre les parois de pierre du puits, le brouhaha venu des docks et, tout au bout de cette ruelle étroite, les mâts des navires tels une forêt qui aurait perdu ses feuilles.
« Qu’attends-tu réellement de moi, Ramsès ? lui avait-elle demandé.
— Que tu sois une reine d’Égypte bonne et avisée. Je te l’ai déjà dit. »
Elle lui avait pris le bras et l’avait forcé à la regarder.
« Tu veux plus que cela. Tu me prépares à quelque chose de plus important.
— Non », dit-il, mais c’était un mensonge, le premier qu’il lui eût jamais dit. Il avait éprouvé une douleur cuisante, quasi insupportable. Je suis seul, ma bien-aimée, je suis seul, bien plus que tout mortel ne pourrait l’être. Mais cela, il ne le lui avait pas avoué. Il était là, devant elle, et il savait que l’être immortel qu’il était ne pouvait vivre sans elle.
Que s’était-il passé ensuite ? Un autre soir d’amour, avec la mer qui passe lentement de l’azur à l’argent puis au noir sous la pleine lune. Autour d’eux, c’étaient les meubles dorés, les lampes suspendues et le parfum de l’huile chaude ; au loin, dans une alcôve, un jeune garçon jouait de la harpe en chantant une ancienne mélopée dont il ne comprenait pas les mots, mais dont Ramsès ne saisissait que trop bien le sens.
Un souvenir à l’intérieur du souvenir. Son palais de Thèbes, alors qu’il n’était qu’un mortel qui redoutait la mort et l’humiliation. Son harem de cent femmes faites pour le plaisir et qui ne lui apportaient que souffrance.
« Combien d’amants as-tu eus depuis mon départ ? avait-il demandé à Cléopâtre.
— Oh, j’ai connu beaucoup d’hommes, avait-elle répondu d’une voix grave, mais aucun d’eux ne fut mon amant. »
Les véritables amants viendraient plus tard. Jules César se présenterait. Puis celui qui l’éloignerait de toutes les choses qu’il lui avait enseignées. « C’est pour l’Égypte », dirait-elle en pleurant. Mais non, ce n’était pas pour l’Égypte. L’Égypte était Cléopâtre en cette époque. Et Cléopâtre était faite pour Antoine.
Le jour se levait. Au-dessus de la mer, le brouillard s’était dispersé et les eaux bleu sombre étincelaient. Un soleil pâle brillait à l’horizon. Et, aussitôt, il en sentit l’action sur lui-même. Il sentit une onde d’énergie le traverser.
Son cigare était éteint depuis bien longtemps. Il le jeta par-dessus bord et en prit un autre dans son porte-cigarettes en or.
Un bruit de pas résonna sur le pont d’acier.
« Plus que quelques heures, sire. »
Une allumette enflammée lui fut présentée.
« Oui, mon loyal ami, dit-il en aspirant la fumée. Nous nous éveillons de ce navire comme d’un rêve. Qu’allons-nous donc faire de ces deux-là qui connaissent mon secret, le jeune vaurien et le vieux philosophe qui, avec tout son savoir, est peut-être le plus dangereux ?
— Les philosophes sont-ils si dangereux, sire ?
— Lord Rutherford a foi dans l’invisible, Samir. Et ce n’est pas un couard. Il veut le secret de la vie éternelle. Il comprend ce qu’elle est vraiment. Samir. »
Pas de réponse. Rien que cette perpétuelle expression de mélancolie.
« Je vais vous révéler un autre petit secret, mon ami, poursuivit-il. J’en suis venu à beaucoup apprécier cet homme.
— Je l’ai constaté, sire.
— C’est un homme intéressant », dit Ramsès. À son grand étonnement, il entendit sa voix se briser. Il lui fut pénible d’achever sa phrase, mais il y parvint tout de même : « J’aimerais lui parler. »
Hancock était assis à son bureau du musée et levait les yeux vers l’inspecteur Trent de Scotland Yard.
« Si je comprends bien, nous n’avons pas le choix. Il nous faut un mandat de la cour pour pénétrer dans la maison et examiner la collection. Naturellement, si tout était en ordre et s’il ne manquait aucune pièce…
— Nous en possédons déjà deux, monsieur. Je crois qu’il n’y a plus rien à espérer. »